De Kraepelin au tremplin de l’IEPA : avant-propos sur les premiers épisodes psychotiques et les prodromes

Emmanuel Stip
Professeur de psychiatrie, chef du département universitaire, Université des Émirats arabes unis, Al-Aïn, EAU. Professeur émérite, Université de Montréal, Canada

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Emmanuel Stip

Un tremplin c’est ce dont on se sert pour parvenir à quelque chose. Ce numéro de la revue Santé mentale au Québec (SMQ) va nous y aider. Quand on examine bien l’histoire des soins pour les premiers épisodes psychotiques au Québec, on découvre les premières traces du mouvement dans les années 80 en Abitibi-Témiscamingue à l’Hôpital de Malartic. En effet, à cette époque, l’Hôpital qui était un fervent promoteur de la psychiatrie communautaire avait un programme réservé aux patients qui présentaient un début de psychose ou de schizophrénie. Ce programme fut créé par le psychiatre Carlo Sterlin (Stip, 1988) et incluait des approches psychocorporelles et psychodynamiques, laissant une grande place à l’expression libre verbale et corporelle de la psychose. La philosophie du programme était cependant bien différente de celle qui prévaut désormais dans les programmes présentés par nos collègues australiens et qui ont donné naissance au mouvement international des cliniques pour les premiers épisodes psychotiques. Il est intéressant de constater qu’au sein de la francophonie les programmes basés sur les idées et le pragmatisme de Pat McGorry et coll. (https://www.orygen.org.au/Campus/Expert-Network/Resources/Free/Clinical-Practice/Australian-Clinical-Guidelines-for-Early-Psychosis) se sont bien développés au Québec, en France, en Suisse et en Belgique. Par exemple, en 1988, l’un de mes mentors, Pierre Lalonde, a fondé à Montréal la Clinique Jeunes Adultes offrant traitement et réadaptation à des jeunes en début de schizophrénie ainsi que du soutien et de l’information à leur famille. Plusieurs chercheurs québécois ont pu y puiser des données et des réflexions pour faire avancer leurs recherches portant sur la psychopharmacologie, la génétique, l’identification des besoins de soins, les émotions exprimées, la qualité des soins, la thérapie cognitive, etc. L’approche biopsychosociale bien instaurée dans cette clinique a servi d’inspiration à bon nombre de programmes similaires au Québec.

Ainsi au cours des 3 dernières décennies, il est certain qu’il y a eu un intérêt croissant pour le concept d’intervention précoce (IP) dans les troubles psychotiques, notamment la schizophrénie. Plusieurs axes de recherche sous-jacents à ce changement de paradigme ont bien émergé : a) une association souvent bien établie entre la durée de la psychose non traitée et l’évolution ; b) un ensemble de preuves de changements neurobiologiques progressifs au début de la schizophrénie, à la fois dans les phases prépsychotique et psychotique, comme en témoignent les études d’imagerie cérébrale dans la schizophrénie ; c) des données émergentes suggérant l’efficacité d’interventions plus socioéconomiques comme des programmes d’insertion en emploi, de soutien à l’emploi ou au retour aux études pour améliorer la destinée de ces jeunes patients. Les systèmes de services de santé mentale du monde entier, y compris les pays asiatiques, intègrent des programmes d’intervention précoce spécialisés. Ayant fréquenté tout au long de ma carrière des programmes d’intervention précoces en Abibiti, à Montréal, à Vancouver ainsi qu’en Normandie à Caen, j’ai pu être le témoin de nombreux défis que représente la prise en charge des premiers épisodes psychotiques (PEP), peu importe le lieu où l’on se trouve (milieu rural ou urbain, Québec, France, etc.). À ce sujet, on peut découvrir comment les différentes thématiques de ce numéro spécial de SMQ sont pertinentes. Dans les pays du Moyen-Orient, où j’œuvre actuellement, cela n’est pas encore bien développé et l’on constate quelques initiatives en Afrique. Les systèmes politiques, économiques et la grande diversité des finances et des couvertures de soins conditionnent la possibilité d’implanter de tels programmes à travers le monde. En outre, la place extrêmement présente du stigma dans les cultures du Moyen-Orient comme de l’Asie est à considérer pour ne pas échouer à développer de tels programmes. Si les modèles sont parachutés par l’Occident sans la prise en compte du contexte des croyances et des cultures, il sera difficile de donner une crédibilité à la philosophie des interventions précoces. De même, tenir compte des différentes réalités sociopolitiques et d’organisation des soins de santé dans les différents pays de la francophonie est aussi primordial pour une mise en œuvre à large échelle.

Dans cet esprit, en préambule au congrès de l’Association des médecins psychiatres du Québec de 2019, fut lancé le premier colloque en langue française comme un premier acte de la branche francophone de l’Association internationale d’intervention précoce en santé mentale (IEPA). Au Québec, l’Association québécoise des programmes des premiers épisodes psychotiques (AQPPEP) a recensé à ce jour au moins 33 programmes. À ceci s’est ajoutée la nécessité de s’intéresser aux états mentaux à haut risque.

Dans ce continuum, en parallèle au développement de nouvelles stratégies soit de prévention soit thérapeutique avec les approches biopsychosociales et médicamenteuses, on a vu naître différentes échelles symptomatologiques pour aider la sémiologie et l’appréciation clinique des jeunes patients qui venaient se référer au programme de jeunes psychotiques. Une généalogie de tels outils de mesure a déjà été décrite et elle génère des besoins essentiels de créer des outils cliniques adaptés culturellement et utilisables facilement (Daneault et Stip, 2013). L’intégration d’approches théoriques, les études multicentriques et la présélection des patients avec des questionnaires courts ont été les principales stratégies pour améliorer les performances des outils de mesure évaluant le risque de conversion à la psychose. Ces outils sont plus aptes à prédire la conversion à la psychose que les variables conventionnelles dans un laps de temps plus limité et peuvent donc permettre l’évaluation de divers facteurs de risque et biomarqueurs pouvant être associés à la psychose. Si l’on définit la conversion à la psychose comme le passage d’un état sans trouble psychotique à un diagnostic de trouble psychotique, le développement d’outils pour évaluer le risque de conversion à la psychose rendrait possible l’identification des individus qui développeront une psychose avant que la maladie ne s’installe et donc avant que leur vie ne soit perturbée. Grâce à ces outils, ces personnes pourraient alors bénéficier de thérapies pour atténuer, retarder ou même prévenir les conséquences indésirables.

Au Québec un outil de mesure créé par la société québécoise de schizophrénie, le ReferOscope, a permis de faciliter le contact entre la famille et les personnes inquiètes et les équipes capables d’orienter ou d’apporter des réponses face à une situation ou un début de psychose (https://refer-o-scope.com). Il s’agit d’un outil destiné aux parents, aux proches, aux divers intervenants ou aux professionnels de l’éducation et de la santé dans le but de les aider à identifier certains signes qui pourraient annoncer une psychose. Le questionnaire s’accompagne d’une recommandation pour faciliter les échanges futurs avec un intervenant ou un professionnel de la santé. Au niveau de la médication, en particulier des antipsychotiques, des algorithmes ont été modifiés pour inclure les antipsychotiques à longue action dès le début du premier épisode dans l’arsenal thérapeutique en vue d’améliorer les symptômes de cette jeune population, souvent susceptible de s’éloigner de l’observance médicamenteuse (Stip et coll., 2019).

Certains adolescents font l’expérience de ce que l’on appelle en anglais des PLEs : Psychotic-like experiences. Les PLEs sont définis comme des symptômes psychotiques subcliniques qui affectent les personnes qui ne réclament pas d’aide. Même avant le début du premier épisode de psychose, les personnes atteintes de PLEs présentent des altérations neurofonctionnelles associées au traitement des émotions. La recherche a montré une hétérogénéité importante des trajectoires de développement des PLEs au cours de l’adolescence, mais la signification clinique de cette hétérogénéité n’est toujours pas bien comprise. Les données d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle recueillies au cours d’une tâche de traitement de l’information des émotions faciales ont par exemple montré des liens entre les trajectoires, leurs relations avec les symptômes positifs ou négatifs et des réseaux neuronaux impliqués dans ce traitement émotionnel. Si l’on veut travailler sur les trajectoires, il convient en effet de comprendre leurs différences à tous les niveaux (Assaf et coll., 2021).

La légalisation du cannabis au Canada et dans d’autres juridictions donne aussi l’occasion de mieux explorer les effets à long terme exercés par cette drogue sur de jeunes individus présentant des profils de vulnérabilité différents. Des recherches antérieures suggèrent une association entre le cannabis et un certain nombre de problèmes de santé tels que les déficits cognitifs, les changements structurels dans le cerveau et un risque accru de souffrir d’anxiété, de dépression et de psychose. ProVenture est exemple de projet subventionné par l’Institut de recherche en santé du Canada (IRSC) pour mettre en lumière les mécanismes intervenant dans la relation entre le cannabis et de susceptibles effets indésirables. Par exemple, Bourque et coll. (2017) en suivant 2 566 jeunes âgés de 13 à 16 ans et en utilisant une analyse de classe latente a confirmé 3 trajectoires de développement des PLEs dans un échantillon de jeunes de la population générale. Et dans ces trajectoires la croissance des symptômes de dépression semblait contribuer à lier longitudinalement la consommation de cannabis et la PLE chez les adolescents ; ce qui peut inciter à développer une stratégie duelle ciblant à la fois la diminution de la dépression et celle de la consommation.

En outre, Il devient primordial d’outiller les intervenants, et la formation continue est l’un des moyens abordables pour assurer une bonne qualité des soins et un meilleur rétablissement aux jeunes. C’est l’une des raisons d’être de l’IEPAf, et ce numéro spécial devient une façon d’informer les équipes de la francophonie et de les rassembler autour d’une même langue. On y discerne un intérêt commun à travailler et à partager dans notre langue, permettant ainsi à notre communauté francophone d’être bien au courant des avancées quant aux différentes composantes des services que nous contribuons à implanter. Fort heureusement, le numéro thématique ne néglige pas les liens avec l’immigration, les premières nations, l’autonomie en hébergement, l’itinérance et ceux empreints des autres comorbidités comme les troubles de personnalité et les troubles anxieux.

Dans ce domaine naturel du transfert du savoir, nous pouvons écrire dans notre belle langue et par là même partager des outils en français qui peuvent nous servir au sein de nos pratiques. La création d’une association francophone des programmes des premiers épisodes est une initiative passionnante et les articles qui figurent dans ce numéro témoignent de la pertinence de la réflexion et de la créativité au sein de ce mouvement global. Ils sont écrits dans un français clair et élaboré, parfois même en latin (Mens sana in corpore sano).

Mais la branche francophone de l’IEPA n’est ni une langue morte ni une vieille branche, mais une belle pousse. Kraepelin, en créant la démence précoce en 1887, ne songeait sans doute pas à l’intervention précoce. C’est fait, et comme le rappelle Marc-André Roy et ses collègues dans son chapitre De Kraepelin à McGorry, cette nouvelle pousse, ce nouveau paradigme, a déjà de belles feuilles vertes comme la transdisciplinarité, le rétablissement et le rejet de la vision pessimiste des troubles psychotiques. Félicitations à tous ces auteurs, mais aussi surtout à tous ces jeunes qui sont parties prenantes de cette floraison.

Je voudrais terminer par ce récent souvenir. J’allais dans un bureau de vote à Montréal pour m’exprimer comme citoyen à des élections. Je faisais la queue devant la porte d’entrée de la salle de votation. La jeune femme qui était juste devant moi dans la ligne se retourna et me sourit. « Eh, salut, Dr Stip, vous me reconnaissez ? » Après un très bref moment de récupération mnésique, je la reconnus et lui ai redemandé son prénom pour être sûr. C’était bien elle. Quatre ans auparavant, elle avait été hospitalisée pour un premier épisode psychotique, bien difficile, rompant avec tous les siens, ses études, etc. Pas mal « maganée », comme on dit au Québec, et parfois suicidaire. Elle fut suivie ensuite pendant 2 ans au programme des premiers épisodes, avec notre équipe multidisciplinaire, son intervenante pivot, des réunions de groupes et de famille, une aide avec une bourse offerte par la clinique pour reprendre ses études, un pilulier électronique pour pas qu’elle oublie, une remédiation cognitive pour être plus flexible, un stage avec un organisme de reprise de travail et une carte de membre dans un club de sport avec piscine. Elle avait causé avec un pair aidant. Elle était venue aux réunions avec ses parents et maintenant, elle voyait son médecin de famille de temps en temps. Elle travaillait. Elle avait un chum stable. En cinq minutes, elle me mettait au courant de sa vie. Et là, nous étions tous les deux en ligne pour juste accomplir un geste de citoyen. « Eh ! Dr Stip, vous allez voter pour qui ? » C’est mon secret lui répondis-je en souriant. « En tout cas, c’est cool, merci, dit-elle, bonjour à l’équipe ».

Juste un tremplin…

Auteurs : Emmanuel Stip
Titre : De Kraepelin au tremplin de l’IEPA : avant-propos sur les premiers épisodes psychotiques et les prodromes
Revue : Santé mentale au Québec, Volume 46, numéro 2, automne 2021, p. 13-18
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1088175ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1088175ar

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