PRÉSENTATION L’apport des neurosciences affectives et cognitives en santé mentale
David Luck
Ph. D., Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, Psychiatrie – Université de Montréal, Département de psychiatrie
Isabelle Soulières
Ph. D., neuropsychologue, chercheure, Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (CRIUSMM) – Département de psychologie, Université du Québec à Montréal
Marc Lavoie
Ph. D., directeur du Laboratoire de psychophysiologie cognitive et sociale – chercheur régulier au Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal – Professeur-chercheur titulaire au Département de psychiatrie, Faculté de médecine, Université de Montréal
Jusqu’au début du 20e siècle, l’étude de la cognition et des émotions était principalement l’affaire des philosophes. Le débat typiquement cartésien autour de la dualité émotion versus raison, ou raison versus passion a animé les chercheurs ainsi que l’imaginaire collectif jusqu’à nos jours. Les philosophes ont ainsi historiquement divisé l’étude de l’esprit humain en deux catégories : la cognition (comment nous percevons le monde) et l’affectif (comment nous ressentons le monde). Alors que la recherche sur le fonctionnement de l’esprit et ses perturbations se basait initialement sur l’introspection, les dernières décennies ont vu l’essor fulgurant de nouveaux outils conceptuels et techniques pour mieux appréhender le fonctionnement cérébral sous-tendant les interactions entre le raisonnement (longtemps appelé la cognition froide) et les émotions (ou cognition chaude). La psychologie expérimentale et les neurosciences cognitives ont ainsi révélé que la cognition et les émotions sont intimement liées. Entre autres, l’ouvrage princeps d’Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes (1994), a apporté un nouvel éclairage sur les relations entre le corps et le cerveau, et leurs rôles dans la perception des objets. Contrairement à ce qu’indiquait la culture purement cartésienne, Damasio propose de montrer de quelle façon les émotions permettent essentiellement une meilleure adaptation à l’environnement et pourquoi elles font partie intégrante de la raison. Les neurosciences affectives et la neuropathologie ont contribué à proposer que certaines régions cérébrales permettent d’anticiper et de former des plans d’action pour l’avenir, avec pour assise la modulation fine des émotions. Les émotions donneraient du poids aux différentes solutions d’avenir qui s’offrent à l’individu, lui permettant ainsi de survivre, de s’adapter et d’optimiser ses intérêts propres.
Les interactions entre émotions et cognition sont tout aussi importantes pour comprendre les problématiques de santé mentale. Il est donc surprenant que les altérations des états émotionnels soient universellement reconnues comme la composante majeure des maladies mentales, alors que les manifestations sur le plan cognitif sont souvent négligées, tant dans les modèles théoriques qu’au niveau du diagnostic et de la prise en charge. Qui plus est, bien que certains symptômes cliniques, tels que la dépression, l’anxiété ou les délires psychotiques, soient améliorés par les traitements pharmacologiques en vigueur, les troubles cognitifs ne sont souvent que peu améliorés par ces traitements, pouvant même être aggravés dans certains cas. Notons aussi que les troubles cognitifs des conditions psychiatriques ne sont pas qu’une conséquence secondaire d’affects perturbés, puisque leurs substrats neurobiologiques respectifs diffèrent. Les atteintes cognitives en santé mentale sont également complexes, renvoyant à plusieurs fonctions cognitives, et peuvent être communes ou différer selon la pathologie. Si, par exemple, les problèmes attentionnels se retrouvent dans plusieurs pathologies, ceux-ci peuvent prendre plusieurs formes. Le dysfonctionnement cognitif est donc une dimension hautement pertinente, mais pauvrement contrôlée dans la maladie mentale, puisqu’elle possède un impact majeur sur le fonctionnement social et professionnel des patients.
La plupart des chercheurs reconnaissent maintenant que les émotions sont importantes pour le fonctionnement personnel, et que notre façon de traiter l’information est constamment modulée par nos réactions émotionnelles. C’est donc que les structures anatomiques associées à la mémoire, à l’attention et aux autres fonctions cognitives peuvent chevaucher celles qui sont dédiées aux émotions. Certaines régions du cerveau permettent-elles d’encoder des souvenirs différemment selon leur contenu émotionnel ? L’intensité (activation) d’une émotion ou encore son étiquette (valence plaisante ou déplaisante) influence-t-elle la mémoire ou l’attention ? Les neurosciences cognitives et affectives sont aux prises avec ces questions fondamentales, en tentant de comprendre ce qui était autrefois considéré comme des aspects dissociés et inaccessibles. Les problématiques de santé mentale s’avèrent très propices pour appréhender ces interactions cognition-émotions et en comprendre les perturbations. C’est dans cet esprit que nous avons organisé un symposium international sur les interactions entre les émotions et la cognition en santé mentale au printemps 2014, grâce au soutien du centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM), du centre de recherche en neurosciences de l’UQAM (NeuroQAM) et du Réseau de Bio-Imagerie du Québec (RBIQ). Le présent numéro se veut le reflet des présentations, discussions et débats ayant eu lieu lors de ce symposium, avec des illustrations de la recherche en neurosciences affectives dans différentes problématiques de santé mentale.
Ce numéro commence par un article du Dr Dolcos (Université de l’Illinois à Urbana-Champaign), éminent spécialiste des substrats neuronaux des émotions et de la cognition. Son article met en lumière les effets paradoxaux des émotions qui peuvent, sous certaines conditions, améliorer notre mémoire ou au contraire l’entraver. Dre Ladouceur (Université de Pittsburgh) approfondit ensuite la question de l’influence de la puberté et des hormones sexuelles sur la structure et le fonctionnement des systèmes fronto-striataux impliqués dans les émotions. On y voit la nécessité d’une meilleure compréhension des fondements neurodéveloppementaux du traitement des émotions au cours de la puberté, et comment les changements associés à cette période critique pourraient contribuer à des trajectoires développementales menant à l’apparition d’un trouble affectif.
Nous plongerons ensuite plus profondément dans la thématique de ce numéro spécial, avec une série d’articles consacrés aux interactions émotions-cognition en santé mentale. Par exemple, Dre Verona (Université de South Florida) illustre comment l’étude des processus affectifs et cognitifs permet de distinguer différents traits reliés à la psychopathie, et ainsi de mieux comprendre l’hétérogénéité entre les personnes présentant des comportements antisociaux et violents.
Les travaux présentés par l’équipe du Dr Lavoie (Université de Montréal) montrent comment l’électroencéphalogramme (EEG) et les potentiels évoqués cognitifs (ERP) ont pu mettre en évidence une atteinte de l’activité des lobes frontaux chez un groupe de femmes atteintes de schizophrénie présentant une altération électrocorticale précoce, reflétant l’attention sélective et la mémoire aux stimuli émotionnellement déplaisants.
L’équipe du Dr Hot (Université de Savoie) explore les crises psychogènes non épileptiques qui, soulignons-le, ont suscité un intérêt grandissant pour l’édification d’un profil particulier de traitement émotionnel. En associant les données provenant de la psychologie clinique et des neurosciences affectives, Dr Hot examine les spécificités des traitements émotionnels rapportés dans les crises psychogènes non épileptiques, ainsi que les pistes à développer afin de mieux les caractériser.
Dr Luck (Université de Montréal) et ses collègues apportent un éclairage sur les bases neuronales des troubles cognitifs et affectifs sous-tendant le trouble de la personnalité limite. Ils présentent en effet les résultats d’une étude pilote en imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle (IRMf) conduite auprès d’adolescentes présentant un trouble de la personnalité limite.
Dr Forgeot d’Arc (Université de Montréal) et ses collaborateurs montrent, quant à eux, comment les interactions entre la cognition sociale et le système moteur peuvent entraîner des manifestations cliniques chez les personnes autistes et schizophrènes.
La recension de la Dre Rossignol (Université de Mons) et ses collègues résumera ensuite les connaissances actuelles provenant des études en neurosciences affectives ayant examiné les processus intéroceptifs chez l’enfant anxieux. Plus précisément, cette revue vise à présenter les processus intéroceptifs qui permettraient d’examiner la conscience que l’enfant anxieux a de ses sensations corporelles et au rôle que ces processus jouent dans la pathogenèse du trouble anxieux.
Ce numéro se conclut avec deux articles ouvrant sur la contribution des neurosciences cognitives et affectives au-delà de l’amélioration de notre compréhension des mécanismes fondamentaux de la maladie mentale. Les neurosciences peuvent également guider la mise au point de nouvelles thérapeutiques, en se focalisant sur la neuromodulation, comme le souligne l’article du Dr Brunelin (Centre hospitalier Le Vinatier) et de ses confrères. Enfin, le témoignage de l’équipe patient-partenaire du Dr Pelletier (Université de Montréal) illustre, dans une perspective plus large, comment des patients avec problématiques de santé mentale peuvent s’approprier des connaissances initialement destinées aux universitaires, les aidant à comprendre ce qu’ils vivent et qui ils sont aux plans cognitifs et émotionnels.
L’ensemble de ces contributions permettra de mieux appréhender la complexité des interactions entre processus cognitifs et émotionnels dans le contexte de la santé mentale, et devrait stimuler la réflexion des chercheurs et des cliniciens.
Auteur : David Luck, Isabelle Soulières et Marc Lavoie
Titre : Présentation : l’apport des neurosciences affectives et cognitives en santé mentale
Revue : Santé mentale au Québec, Volume 41, numéro 1, printemps 2016, p. 9-13
URI : http://id.erudit.org/iderudit/1036963ar
DOI : 10.7202/1036963ar
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