Prévost, le Département universitaire de psychiatrie et d’addictologie et l’evidence-based medicine

François Lespérance
Directeur
Département de psychiatrie et d’addictologie, Université de Montréal

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François Lespérance

 Le Département universitaire de psychiatrie et d’addictologie et la revue Santé mentale au Québec sont fiers de s’associer au Département de psychiatrie du CIUSSS de Nord-de-l’Ile-de-Montréal pour souligner les 100 ans du Sanatorium Prévost devenu l’Hôpital en santé mentale Albert-Prévost (HSMAP). L’histoire de cette institution est indissociable de celle de la psychiatrie au Québec ; quelques débats idéologiques bien sentis, des luttes de pouvoirs récurrentes entre médecins et gestionnaires, des fusions imposées, l’émergence, l’apogée puis le déclin de modèles dominants explicatifs des troubles mentaux, tels que la psychanalyse et la neurobiologie en sont la preuve. On note aussi le besoin de revendiquer un statut distinct par rapport aux autres disciplines médicales, notamment dans la distanciation physique des installations de l’HSMAP, mais aussi dans son discours épistémologique tel qu’élaboré dans l’article d’Alexis Thibault.

À la lecture des 12 articles, force est de reconnaître que Prévost s’est distingué dès début par son expertise clinique et son enseignement des diverses écoles de psychothérapies. Et l’avenir s’annonce prometteur, comme en témoigne la qualité des articles issus des plus « jeunes intervenants ». Cette force indéniable de Prévost s’illustre aussi par la qualité de la formation des résidents au sein de nos programmes de spécialités et surspécialités, une grande source de fierté pour le Département universitaire de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal. Cela nous permet ainsi d’assurer la maîtrise par les psychiatres des modalités psychothérapeutiques fondées sur les données probantes (evidence-based medicine, EBM), essentielles pour exceller dans l’accompagnement des personnes aux prises avec un trouble mental, sur le plan médical et celui de leur rétablissement. Prévost contribue ainsi au rayonnement du Département universitaire, à son identité et à notre sentiment d’appartenance.

C’est aussi une occasion d’aller plus loin, en devenant un centre d’excellence en innovation et en recherche sur les psychothérapies en contexte de soins psychiatriques. Je pense notamment aux enjeux de la spécificité de la contribution des psychiatres à l’offre de soins psychothérapeutiques dans un contexte de soins publics et interdisciplinaires, en tenant compte d’indications thérapeutiques en croissance constante. N’oublions pas d’évaluer les nouvelles approches d’apprentissage dans un contexte d’explosion des besoins de formation, de démocratiser l’accès aux services en psychiatrie et d’appliquer les nouvelles méthodes de prestation de psychothérapies, incluant l’Internet et l’intelligence artificielle, comme évoqué par les Drs Blondeau et Reid ainsi que les Drs Lussier-Valade, Ngô et Leblanc.

L’importance accordée à l’excellence en psychothérapie dans ce numéro spécial soulignant les 100 ans de Prévost, ne doit pas nous faire oublier la contribution exceptionnelle des médecins et professionnels de l’Hôpital du Sacré-Cœur à la recherche sur le sommeil et l’enseignement en psychosomatique.

À titre de directeur du Département universitaire et chercheur, je ne pouvais m’empêcher de réagir à l’article d’Alexis Thibault intitulé : L’evidence-based medicine, unprojet épistémologique et éthique en porte-à-faux avec la psychiatrie ?

L’auteur présente l’EBM comme une approche scientifique réductionniste assujettissant la psychiatrie à une entreprise médico-technologique écrasant  les autres savoirs. Il laisse aussi entendre que la psychiatrie, étant indubitablement différente des autres disciplines médicales, devrait se doter de son propre cadre épistémologique, considérant l’EBM comme particulièrement inadaptée pour guider nos pratiques cliniques, où « subjectivité, contextes et valeurs » devraient occuper la place qui leur revient.

Dans un article publié en 2017 dans The Lancet, Djulbegovic et Guyatt ont résumé les fondements de l’EBM et son évolution au cours des 25 dernières années. Ce qui se trouve au centre de l’épistémologie de l’EBM c’est que ce qui est raisonnable ou justifiable dans la pratique de la médecine dépend de la confiance que nous pouvons avoir dans les connaissances sur lesquelles nous basons nos décisions et dans quelles mesures ces connaissances ont été acquises, analysées, rapportées de manière crédible (Djulbegovic et coll., 2017). L’EBM suggère effectivement aux cliniciens de donner plus de valeur aux revues systématiques d’essais cliniques randomisés que d’un seul essai clinique ou encore d’études observationnelles, et encore moins sur celle acquises sur la base de son expérience personnelle. L’EBM est par ailleurs préoccupée de la qualité des évidences concernant la représentativité tant ethnique que raciale et de considérer justement les valeurs des patients dans la prise des décisions partagées.

Ainsi, l’intérêt de l’EBM est que les connaissances sont colligées, analysées et rapportées en utilisant des règles convenues, reconnues et transparentes. Cela permet d’évaluer plus objectivement la qualité de l’activité professionnelle — est-elle fondée sur les standards reconnus par les pairs ? — et de réduire les risques que certains « savoirs » soient utilisés pour justifier des actes professionnels sans fondement scientifique.

Le propos est d’ailleurs assez peu critique sur les risques éthiques et, pour la santé des patients, de fonder une pratique de la psychiatrie davantage sur ces autres « savoirs-vérité que sont les intuitions, expériences et valeurs des cliniciens… ». Quels sont les risques éthiques d’une rencontre professionnelle fortement déterminée par les valeurs et les croyances du prestataire de soins qui, du haut de son autorité professionnelle, pourrait être insensible aux valeurs du patient ? Quels sont les risques que nos biais cognitifs, moraux ou culturels embrouillent, à notre insu et malgré notre bienveillance et professionnalisme, notre analyse et notre jugement ? Certes, les données probantes sont de qualités variables et donnent rarement des réponses définitives, tranchées et sans ambiguïtés. Mais qu’en est-il de la qualité des valeurs personnelles des praticiens ? Comment rendre imputables les cliniciens de leurs décisions basées sur leurs valeurs politiques, culturelles et morales ? Le risque n’est-il pas d’une psychiatrie encore plus prescriptive sur le plan social, basée, selon les pays et les cultures, sur les valeurs socialement acceptables ?

La réponse se trouve dans la nécessité d’intégrer ces autres « savoirs-vérité » dans le projet de l’EBM, d’étudier leurs contributions dans la pratique clinique et l’organisation des soins de santé. Prenez par exemple cet article décrivant l’utilisation de l’intuition, le gut-feeling des cliniciens de première ligne dans leur évaluation d’enfant à risque d’abus. Il essaie d’étudier justement la complexité de concilier les données probantes et une démarche clinique dans un contexte réel de soins (Erisman et coll., 2020).

L’émergence de nouveau devis de recherche, dont les essais cliniques randomisés de patient unique (single patient, n-of-1 trial), pourrait permettre de répondre aux nombreuses questions scientifiques non résolues par les essais cliniques randomisés comparant des groupes de patients, tel décrit élégamment par Davidson et coll. Sa dissémination sera facilitée par l’ubiquité éventuelle des technologies mobiles, des dossiers électroniques et de l’Internet dans l’accès au diagnostic, au suivi et à l’implantation de plusieurs modalités thérapeutiques. C’est une approche qui permet d’évaluer ces séquences d’essais-erreurs d’une variété d’interventions somatiques et psychologiques, si fréquentes en pratique clinique, mais réalisées, documentées et partagées en réduisant les risques de biais et une méthode balisée (Marwick et coll., 2018). 

Questionner aussi fondamentalement la contribution de l’EBM à l’amélioration de la qualité des soins au point de revendiquer pour la psychiatrie un cadre épistémologique distinct risque aussi de marginaliser davantage la psychiatrie et la santé mentale des autres champs de la médecine. L’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESS) aurait-elle recommandé un accès beaucoup plus large aux psychothérapies si elle n’avait pu appuyer ses décisions sur les nombreuses méta-analyses qui ont documenté leurs efficacités (Lapalme et coll., 2017)?

N’est-ce pas l’ensemble des disciplines médicales qui doit se doter d’un cadre épistémologique à l’intérieur duquel l’intuition, l’expérience et les valeurs culturelles ont leur place devenant aussi une sources de données probantes, mesurées et discutées en utilisant une démarche scientifique transparente et reconnue ?  C’est d’ailleurs ce à quoi l’EBM, loin de l’image réductionniste qu’on voudrait lui coller, s’emploit déjà depuis un certain temps.

En conclusion, ce numéro spécial de la revue SMQ soulignant le centenaire de Prévost est l’occasion de célébrer la contribution exceptionnelle des artisans de cette institution à l’enseignement, et notamment celui des psychothérapies, à l’innovation clinique et à la recherche. Je profite de cette tribune unique offerte par la revue Santé mentale au Québec, pour souligner l’importance de la diffusion des connaissances dans notre mission académique et d’avoir des lieux de débats ouverts sur les enjeux qui nous concernent.

Auteur : François Lespérance
Titre : Prévost, le Département universitaire de psychiatrie et d’addictologie et l’evidence-based medicine
Revue : Santé mentale au Québec, Volume 44, numéro 2, automne 2019, p. 9-13
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1073518ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1073518ar

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